Les deux journées qui viennent de se passer ont été terribles ! Deux jours de travail intensif, toujours sous la même canicule. Un planning d’enfer où l’on pourrait croire que les colonisés maliens ont enfin pris leur revanche sur les colonisateurs ! (Je plaisante, bien sûr !).

Nous avons rendez-vous le vendredi avec le Ministre de la Culture. Il ne nous recevra pas en personne, mais nous parvenons tout de même à rencontrer le directeur de cabinet. Décidemment, c’est au Mali qu’il aura été le plus facile d’avoir des rendez-vous à haut niveau, et c’est là aussi où nos interlocuteurs officiels se seront montrés les plus ouverts à notre activité. La Femas a une chance inouïe dont je ne suis pas sûre qu’elle se rende compte !

Il est demandé à la fédération malienne de faire preuve de son sérieux et de présenter un plan d’action concret pour sa demande de partenariat. Il a bien raison ce Monsieur ! Souvent, les rencontres avec les officiels s’effectuent trop les mains dans les poches. Je n’ai vu personne en Afrique présenter la moindre carte de visite, le moindre budget. Le papier à en tête est rare. Il faut à chaque fois que je m’assure qu’on a bien les documents nécessaires, et préparer un texte résumant par écrit notre demande de partenariat. Plus ces demandes sont vagues, plus elles tombent dans l’oubli. Puis il faut s’acharner à les relancer. Rappeler sans cesse. Ne pas se décourager des promesses non tenues de rappel. Persévérer. C’est difficile, mais c’est la condition sine qua non. Les maliens sont pour leur part dans une situation privilégiée dans l’accueil que les ministères leur réservent.

Vite, vite ! Il est 11 heures, et s’annoncent les moments les plus chauds de la journée où il faut aller faire la formation à l’animation scolaire ! A mon grand étonnement, une dizaine d’écoles sont représentées dans la salle, chacune ayant envoyé un ou deux professeurs de français. C’est la première fois que je vois un tel auditoire en formation dans notre Rallye des mots. Je n’ai malheureusement que trois heures à leur consacrer, juste le temps d’effectuer une sensibilisation à l’usage du Scrabble dans l’apprentissage du français. Les profs suivent avec beaucoup d’attention. Ils participent. Je sens que ma démonstration leur est utile et qu’ils adhèrent à mon plaidoyer pour notre discipline. Là encore, bravo à la fédération malienne et aux profs maliens d’avoir réussi une telle mobilisation.


Le problème, c’est qu’avec 10 écoles ainsi sensibilisées, il va falloir être capables derrière d’animer les clubs scolaires correspondants. Très peu de scrabbleurs maliens sont présents durant la formation, et je comprends, après coup, que Massa et sans doute les autres, croient que ce sont ces professeurs qui vont animer les clubs scolaires ! Ce serait trop facile ! Les participants à la formation vont se servir de notre jeu pour leurs cours de vocabulaire, de grammaire, de calcul mental, mais ne sont pas des scrabbleurs. Certains ignorent tout de notre jeu. Lorsque des élèves souhaiteront jouer en dehors des heures de cours, ce sera bien aux joueurs de la Femas de les encadrer et de les animer.

De mon point de vue, si l’on n’a pas la force bénévole nécessaire pour animer 10 clubs scolaires, mieux vaut ne pas commencer dans certaines écoles. Un club scolaire ne peut vivre qu’avec un animateur dévoué, bénévole, disponible et très sérieux sur le respect des horaires et la grande régularité de fonctionnement de son club. Dans le cas contraire, il va vite s’étioler, et la chance qui nous est donnée une fois ne sera pas renouvelée.

Or, des bénévoles au Mali, il y en a particulièrement peu ! Le bureau de la fédération malienne comporte 35 personnes, dans un organigramme en râteau ! Pire que celui d’un parti politique ! Mais lorsqu’il est question de mettre la main à la pâte, on ne voit pas grand monde. On assiste aussi à de nombreuses disputes entre les scrabbleurs qui se critiquent mutuellement avec une certaine véhémence, rejettent la responsabilité sur le voisin avec une grande facilité. L’ambiance n’est pas très bonne et ce n’est pas très agréable. Il va falloir sérieusement travailler avec eux la question de la structure, des responsabilités, si l’on veut s’assurer que la fédération soit en mesure de capitaliser sur le Rallye des mots.

Non, non, ma journée du vendredi n’est pas terminée ! Il faut encore aller faire une démonstration dans une école militaire. Le Président et le Secrétaire général sont là, mais vont-ils eux-mêmes intervenir dans les écoles en question pour animer des clubs scolaires ? J’en doute fort. J’exige donc que le lundi suivant, journée entièrement consacrée à ces démonstrations, je sois accompagnée par des animateurs scolaires potentiels. Sinon, mon travail ne sert à rien ! Je ne suis pas là pour faire à la place des autres, mais pour les former, les motiver à initier quelque chose dont je ne peux moi-même assurer le suivi.

Ces gamins du Prytanée de Kori me font de la peine ! Certains n’ont pas plus de 11 ans et sont déjà habillés de pied en cap en petit soldat. Leur école est belle cependant et sûrement mieux équipée que les collèges ordinaires. Je n’entendrai pas le son de leur voix durant toute la séance. Ils ont appris à se taire et à ne se manifester qu’en levant le doigt. L’absolu contraire de ce que préconisent les méthodes psychopédagogiques de nos pays. Le soldat qui les encadre a je ne sais quel rang militaire. En fin de séance il prendra la parole pour annoncer la structure du club qui va se mettre en place. Et nous voilà reparti dans les organigrammes pléthoriques ! Un secrétaire général, un trésorier, un commissaire aux comptes, un responsable des relations extérieures, et même un pitchoun au poste de gestionnaire des conflits ! Tout cela me donne vraiment envie de rire et me paraît d’un ridicule achevé. Je n’ai toujours pas élucidé si cela émane des gens de la Femas ou du proviseur du lycée.


Je ne peux pas décrire la fatigue qui est la mienne en fin de soirée. Se déplacer, parler à voix haute, animer, par une telle chaleur est inhumain ! Mais, cesse donc de te plaindre, me diront certains !

Aujourd’hui samedi, la journée est consacrée à un tournoi duplicate. Il s’agit d’évaluer le niveau des joueurs maliens qui pratiquent peu cette formule. Ils sont une trentaine de compétiteurs. Je fais durer le plus longtemps possible la petite cérémonie d’ouverture qui est couverte par les médias, pour nous donner le temps de recevoir la papeterie nécessaire à l’épreuve. Je fulmine. J’ai demandé les photocopies des feuilles de route et des bulletins il y a deux jours et nous n’avons rien. La première partie commencera avec presque deux heures de retard. Pendant ce temps aucun membre du bureau de la Femas ne prendra la parole. Ils sont assis dans la salle et attendent eux aussi que la partie commence ! J’éprouve dans ces conditions le sentiment d’être utilisée comme une marionnette !


Je me réjouis à mon arrivée dans la salle de voir une grande quantité de jeunes filles, croyant qu’elles allaient jouer. Pas du tout ! Je me rends vite compte qu’elles sont là pour faire le ramassage, et celles qui voudront jouer ne le  pourront pas ! Olivier, Modeste, Prince, Dialo notre ami guinéen, et moi assurons la mise en place. Les joueurs maliens nous regardent ou demandent aux filles qui sont là de faire le boulot de transporter les tables, d’aller chercher les chaises, etc. C’est normal, me dit-on, au Mali ! C’est notre culture ! Et bien peut-être Messieurs, mais ce tournoi est organisé par la fédération internationale et par moi-même, et ni moi ni les 25 pays qui sont représentés par cette fédération ne pouvons accepter cela. Le machisme est affirmé ici avec arrogance et sans complexes. Le monde a évolué Messieurs les maliens, et si vous ne vous mettez pas à l’heure d’un monde où les femmes sont reconnues partout comme la moitié du ciel (Mao Tse Dong), vous resterez dans votre culture archaïque qui vous isolera de tout !

Idem au moment de nettoyer la salle, jonchée d’ordures et de papiers. Les filles vont le faire ! Et puis, quelqu’un est payé pour la maintenance de la salle. Peut-être, mais moi j’ai honte de laisser une salle dans un état pareil lors d’une animation dont je suis responsable. Et l’image de la Femas, quelqu’un s’en occupe ? Avec 35 responsables il doit bien il y avoir quelqu’un dont c’est le boulot, non ?

Ce tournoi que je gagne, car au royaume des aveugles les borgnes sont rois, m’a beaucoup agacée. Indiscipline. Non-écoute des consignes (au bout du 15ème coup une table n’a toujours pas numéroté ses bulletins alors que cela a été demandé 10 fois). Commentaires entre les coups. Arrogance parfois, avec une non-acceptation des conseils que je m’efforce de donner pour que le tournoi se passe de façon acceptable. Les médiocres résultats, puisque moins de 10 joueurs sont au-dessus de 80%, montrent bien que les maliens ont beaucoup de progrès à faire s’ils veulent un jour participer aux championnats du monde. D’ailleurs, l’inorganisation d’aujourd’hui explique peut-être pourquoi les joueurs de la Femas ne participent jamais aux simultanés panafricains.

C’est qu’ici en Afrique, on fait souvent semblant ! Semblant d’avoir un hôtel de luxe dont la piscine est si trouble qu’il est très dangereux de s’y baigner, dont le restaurant ne dispose de rien de ce qui est sur la carte, pas même d’une bouteille de vin. Semblant de jouer au duplicate sans doute, sans respect des règles élémentaires. Semblant d’être des champions aussi, en ne se mesurant qu’à ses collègues immédiats. L’apparence prévaut bien souvent sur le reste, et il existe le souci de faire avant celui de bien faire, et de s’en donner les moyens. Moi, pour ma part, je préfère faire peu, mais bien. Question de culture là encore, me dira-t-on ! Et, inlassablement, je répondrai : oui, mais cela ne fait que vous défavoriser, ne vous permet pas d’émerger comme vous le pourriez, vous handicape sans arrêt. Alors, ne faudrait-il pas accepter le changement ?

Je suis une donneuse de leçons ?  C’est vrai ! Si vous n’en voulez pas, ne me demandez pas de venir vers vous. Je viens bénévolement et ne demande rien en échange de ce que je donne. Chers amis africains, profitez en si vous le voulez, ou renvoyez moi chez moi !

D’ailleurs, chez moi, je commence à y penser de plus en plus. Une tournée de trois mois me paraît désormais trop longue. Je m’y épuise. Je sens bien que mon seuil de tolérance a baissé, que mon engagement est en train de trouver ses limites, et qu’il est temps de rentrer et de faire une pause.