Matinée du 7, le réveil à Chinguetti est maussade pour moi. Le temps est froid. Il ne fait pas plus de 10° ce matin, et les mauritaniens se plaignent d’un hiver particulièrement rigoureux. Ici rien n’est prévu pour le froid, et désert ne rime pas toujours avec grande chaleur, même si parfois la température atteint les 50° dans ces régions. Si je devais apporter quelques vêtements utiles aux gens de ce pays ce serait des laines polaires. Les enfants sont pieds nus, et rares sont ceux qui possèdent un vêtement chaud. Il n’y a bien sûr aucun moyen de chauffage prévu dans les maisons, si ce n’est la petite chaleur qu’apporte la préparation du thé.

Je sais bien qu’en voyage la bonne humeur, l’enthousiasme ne sont pas toujours au rendez-vous. Peut-être un peu de fatigue qui s’accumule au fil des jours, ou bien une forme de lassitude qui se produit. Toujours est-il que je connais bien ce sentiment qui surgit sans qu’on s’y attende, sans qu’aucune raison ne le motive, et qui, heureusement disparaît aussitôt. La lassitude du voyageur il ne faut pas trop s’y attarder et la considérer comme un phénomène passager et naturel. C’est ce que j’éprouve aujourd’hui. Sans doute aussi l’envie d’être un peu seule, car depuis notre départ de Nouakchott, nous vivons avec Salek et Moulaye, 24h sur 24 ensemble, jour et nuit. Mes habitudes de vieille solitaire me reviennent parfois en boomerang et je dois faire un effort pour les chasser.

Peut-être est-ce aussi l’incident d’hier soir qui m’a agacée. Salek et « le petit frère » qui avaient difficilement partagé avec nous le délicieux déjeuner français,  devaient dîner  de leur côté, à la mauritanienne. A partir du moment d’ailleurs où nous avons mis les pieds dans cette auberge, ils feront bande à part pour les repas comme pour la nuit. L’atmosphère occidentale du lieu leur déplait. Ils ne font pas l’effort ni l’un ni l’autre d’en profiter. Auront-ils au moins goûté à la douche chaude de la salle de bains carrelée ? Ce n’est pas sûr. Ils resteront tous les deux à l’entrée de l’auberge, là où se réunit le personnel.

Le petit frère se rend le soir chez un parent à lui pour le dîner. Salek refuse d’y aller aussi, et se retrouve donc seul. Moulaye, lui, dîne avec moi, à la française, d’une délicieuse lotte au curry précédée d’une soupe aux lentilles. Tout cela avec fourchettes, couteaux, assiettes, etc. Au moment d’aller se coucher sous notre khaïma, grande crise de Salek contre Moulaye. Il aurait fallu se préoccuper de son dîner, vérifier qu’il avait de l’argent pour aller s’acheter à manger. Salek se comporte comme une sorte d’esclave. Nous n’avons jamais fait la moindre différence entre lui et nous, et ce soir c’est lui-même qui a refusé de s’associer à notre repas. Mais nous aurions dû nous préoccuper de lui. Salek ne se comporte pas comme quelqu’un d’autonome. Sans doute est-il jaloux aussi de la facilité avec laquelle Moulaye se plie à d’autres coutumes, ce qu’il ne parvient pas à faire. Quant à l’argent, je découvre qu’il voyage sans un sou en poche et que les quelques ouguiyas qu’il avait lui ont servi à acheter des cartes de téléphone ! Je l’ai déjà constaté lors de mon précédent voyage : en Afrique on achète d’abord du crédit téléphonique avant du pain !

J’interprète cet incident en faisant référence à la situation d’esclavage qui a régnée en Mauritanie pendant longtemps et qui a probablement laissé des cicatrices dans les mentalités. Le serviteur appartenait, et ses enfants avec lui, à son maître. Il est probable (bien que Moulaye ne soit pas d’accord) que les Maures aient été servis le plus souvent par des négro africains. Ces négro africains, dont Salek, fait partie, sont en tous points semblables aux noirs d’Afrique, alors que les maures ressemblent fortement à des arabes. Les deux ethnies cohabitent aujourd’hui, apparemment sans trop de problèmes, mais il semble évident qu’une hiérarchie sous jacente existe entre eux, probablement héritée de l’époque esclavagiste. Notons que si la constitution actuelle punit de 10 ans de prison les esclavagistes, la situation continue d’exister. Tant que l’esclave ne se plaint pas…

Je dois donc faire la médiation entre Salek et Moulaye, engagés dans une discussion interminable et un dialogue de sourd qui de façon évidente pourrait durer toute la nuit ! Expliquer qu’il s’agit d’un malentendu. Et finir par les chasser de la khaïma pour y mettre fin et pouvoir dormir.

La française patronne de l’auberge nous conduit ce matin au milieu de la vieille ville, à la rencontre d’un guide qui nous fait visiter une des bibliothèques de Chinguetti, ville qui a été une des plus importantes universités arabo musulmanes, et dont le nom rayonnant sur tout le monde arabe est d’ailleurs synonyme de Mauritanie. Chinguetti, cœur de l’histoire mauritanienne, comptait un grand nombre de bibliothèques, et les érudits y écrivaient des livres de toutes sortes : histoire, astronomie, mathématiques, grammaire, etc. Le guide qui nous accueille est un vieil homme qui parle bien le français, et qui anime sa visite comme un acteur de théâtre. Il est d’ailleurs en train de construire des gradins dans sa cour intérieure pour faire ses conférences !

Les manuscrits dont il nous montre certains exemples, et qui sont archivés dans des boites en carton sur des étagères, sont superbes. L’écriture arabe est une calligraphie très esthétique que j’ai toujours admirée. Dans ces livres, elle est exemplaire, extrêmement soignée, et le guide nous montre les instruments qui permettaient de la réaliser : une écritoire en bois, des plumes, de l’encre faite avec de l’eau et de la gomme arabique, et un support permettant de tracer des lignes droites. Les enluminures sont admirables. Les paragraphes sont signalés avec de l’encre rouge. C’est très beau, mais sûrement en péril aussi. Il faudrait beaucoup d’argent pour restaurer tout cela, et surtout pour le protéger, la simple boite d’archives n’étant sûrement pas suffisante.

Nous déjeunons chez un vieil instituteur, ami d’un des nombreux oncles de Moulaye. Il a du mal à comprendre ce que je fais en Mauritanie avec le jeu de scrabble ! Je dois goûter au repas qui nous est servi : de la salade, de la viande et du lait, alors que je n’ai absolument pas faim.

A ce propos, je viens de découvrir une terrible tradition qui a sévi en Mauritanie jusqu’en 1988, et qui dans certaines régions ne s’est pas absolument éteinte. Les filles sont gavées par leurs parents au lait de chamelle, pour atteindre très vite un poids important (au-delà de 100 ou 150 kilos), poids qui les rend attractives pour un futur fiancé. Si elles ne veulent pas manger elles sont punies, et le guide de la bibliothèque nous montre une sorte de pince en bois qui servait à les torturer pour leur faire accepter la nourriture. Ainsi gavées, les filles atteignent probablement l’âge de la puberté très tôt, puisqu’elles sont bonnes à marier à partir de 9 ou 10 ans ! Des bébés, des petites filles, gavées, qui se retrouvent enceintes aussitôt qu’elles sont mariées, probablement sans que personne ne leur demande leur avis.

La condition des femmes dans le monde regorge toujours de surprises, chaque pays ayant sa propre façon de les aliéner. Mais cette tradition du gavage me choque terriblement, et je ne cesse d’y repenser. La femme n’est qu’un corps destiné au plaisir de l’homme. L’homme la préfère grosse pour qu’elle subisse son assaut sans dommages ! Son corps est ainsi réduit à devenir de la chair consommable et un réceptacle pour la reproduction. Qu’il y a-t-il dans le cœur et la tête de ces enfants torturées ? J’aimerais les entendre…

Après le déjeuner, nous quittons Chinguetti pour Atar. Atar est située dans l’oued qui précède les montagnes de l’Adrar dont la ville est entourée. Pour atteindre Atar nous devons donc descendre toutes les montagnes par une route en lacets à travers des falaises magnifiques. D’ici, les montagnes tabulaires de l’Adrar sont roses. Leurs formes sont douces, striées de façon concentrique par l’érosion des vents. Au pieds des montagnes ce sont des éboulis de roches, et parfois, des étendues de pierres bleues et lisses, utilisées avec la pierre rose pour la construction des maisons. Les murs de pierres des habitations sont à eux seuls une œuvre d’art.

Dès l’arrivée à Atar nous nous séparons du petit frère, qu ne se fend pas d’un merci à mon attention, alors que je l’ai trimballé, logé et nourri depuis hier ! Je m’en ouvre à Moulaye qui semble vexé. Tant pis ! Même si l’hospitalité est ici toute naturelle, ce naturel ne dispense pas de remercier, non ? Il me semble d’ailleurs dans ce pays qu’existe une grande différence de comportements entre les jeunes et les vieux. Les vieux semblent plus ouverts, plus éduqués, plus curieux. Les jeunes se montrent souvent renfermés et timides, fuyant le regard, ne disant pas un mot, ne posant aucune question. Peut-être est-ce un effet de la politique d’arabisation qu’ils ont toujours connue.

Je me rends dans un cybercafé, car il y a longtemps que je n’ai pas pu communiquer avec qui que ce soit. J’ai, comme je m’en doutais, 43 mails ! Il faut y répondre et envoyer aussi les textes et les photos de ce blog. Il me faudra deux heures et demi pour parvenir à bout de ce boulot.

Je découvre alors que le site de la fisf ne publie toujours pas ce blog, plus de quinze jours après mon départ, et cela me rend furieuse ! Je n’ai aucune explication de la part du webmestre… Toujours est-il que j’ai l’impression de faire ce travail pour rien. Je sais que de nombreux lecteurs sont en attente de ces textes que j’écris pour eux et pas pour moi. Je sais que pour la fisf il est important de rendre compte de cette mission et de communiquer. Alors à quoi ça sert que Ducros il se décarcasse ? Ce genre de ratée me rend malade. D’autant plus malade, que lorsque après avoir fumé une cigarette dehors, le temps d’un interminable téléchargement, je veux regagner mon poste de travail et m’asseoir. La chaise alors s’effondre sous mes fesses ! Je me suis faite un peu mal. En fait, j’ai surtout eu peur.

J’ai envie de quitter Atar, ville qui ne me plait pas beaucoup. En quelques heures au cyber on m’a proposé des bijoux, des gâteaux, des cartouches de cigarettes, de la confiture de dattes… Je n’aime pas être ainsi une proie, même si je comprends que les gens d’ici souffrent de l’absence de touristes.

A 7 kilomètres de là se trouve la belle oasis d’Azougui où je préfère dormir cette nuit. Moulaye qui a pourtant trouvé une auberge à Atar pendant que je travaillais, n’est pas contrariant ! Merci Moulaye ! Nous rencontrons son père, de passage à Atar, avant de quitter la ville. Un grand monsieur, qui a occupé des postes importants en Mauritanie, et a beaucoup voyagé.

Azougui tient ses promesses. C’est un grand oued couvert de palmeraies, entre deux chaînes de montagnes rouges superbes dont les pieds sont léchés par les dunes. Lorsque nous y arrivons, le soleil est en train de se coucher et les couleurs extraordinaires. Il sera difficile de trouver une auberge pour la nuit, tout étant fermé. Nous parviendrons tout de même à la tombée du jour par tomber sur une d’entre elles qui peut nous accueillir. Une khaïma fait office de salle à manger et nous louons le seul bâtiment en dur du lieu, un petit cube de béton bleu, dont l’intérieur est couvert d’une natte et de matelas de mauvaise qualité. C’est minimal, très nu. Fermé à l’aide d’une porte en fer. Mais au moins n’aurons nous pas froid pour la nuit, les « tikits », petites huttes de branchages et de feuilles de palmiers, ne me paraissant pas très bien isolées par un tel froid.

Le vieil aubergiste, qui a servi dans les paras français, nous présente les deux hôtes du lieu qui se sont établies dans une de ces jolies maisons aux pierres bleues et roses. Ce sont deux françaises retraitées qui travaillent bénévolement pour une association ; Enfants du désert, à la nutrition des jeunes enfants d’Atar. Elles sont venues par la route et assurent la totalité de leurs frais. Une belle façon de passer leur retraite pour cette ancienne infirmière et cette ancienne institutrice, qui quittent une fois par an famille, maris, enfants et petits enfants, pour s’acquitter à Atar de cette mission. Et quand je pense que tant de femmes retraitées s’ennuient ! Et les hommes d’ailleurs dans tout ça, où sont-ils ? J’ai un peu l’impression de ne rencontrer que des françaises depuis que je suis en Mauritanie.